Tribune parue le 17 août 2022 sur LeMonde.fr et publiée dans l’édition papier du jeudi 18 août 2022.
Au mois de juillet, les six jets privés de grands groupes français (Bouygues, Bolloré, Artémis, Decaux et Arnault) auraient effectué cinquante-trois vols et émis 520 tonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions d’un Français moyen pendant cinquante-deux années. Ce bilan alarmant est issu du compte Twitter @i_fly_Bernard, qui suit les voyages des jets privés détenus par plusieurs industriels.
Dubitatif, le grand public s’interroge, s’indigne et s’affole d’un tel mode de vie et du peu d’égard pour le dérèglement climatique que ces nombreux voyages révèlent. Face à la popularité de ces comptes et à l’indignation en résultant, il n’est pas surprenant de lire dans une dépêche AFP que les milliardaires seraient « irrités par le suivi en ligne de leurs jets privés ». Mais d’où viennent les données permettant ce suivi et peuvent-elles être librement utilisées ?
Contrairement à une route terrestre, le ciel n’est pas délimité matériellement. Pour garantir la sécurité dans les airs et laisser les avions se croiser sans risque, des moyens techniques et humains ont été progressivement mis en place. Plusieurs technologies sont ainsi utilisées pour suivre les déplacements des aéronefs, parmi lesquelles figure le système ADS-B. Depuis décembre 2020, il est obligatoire pour survoler le ciel européen.
La transparence des informations du trafic aérien est primordiale, tant pour les contrôleurs aériens que pour les pilotes ; elle est l’un des piliers de la sécurité. C’est pourquoi ces données sont envoyées par des canaux non chiffrés et sont donc lisibles par toute personne disposant d’un récepteur radio. Si les données collectées par les contrôleurs aériens sont accessibles à un nombre restreint de personnes, des outils tels que le populaire Flightradar24 permettent au grand public de suivre en temps réel les aéronefs. Basé sur des données officielles et le crowdsourcing de milliers de récepteurs autour de la planète, ce site est largement utilisé par les curieux et les passionnés d’aviation. L’outil accepte toutefois, sur demande, de retirer les informations liées à certains appareils. C’est donc grâce à un autre site, Adsbexchange.com, refusant d’opérer un tel filtrage, que plusieurs comptes Twitter suivent les jets privés des groupes français, génèrent leurs trajectoires et proposent une estimation du CO2 émis pour chaque vol.
Intérêt décisif
Si tout le monde s’accorde sur l’importance et la nécessité des données de trafic aérien, leur réutilisation pour d’autres finalités irrite les détenteurs de ces avions. D’aucuns n’hésitent pas à prendre leur défense, en invoquant le droit au respect de la vie privée. Il est vrai que la Cour de cassation (première chambre civile, 23 octobre 1990) reconnaît que « toute personne, quels que soient son rang, sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à venir, a droit au respect de sa vie privée ». Bien sûr, les milliardaires ont aussi droit au respect de leur vie privée. Seulement, l’argument de la protection de la vie privée au bénéfice de ces trajets ne convainc pas, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, ce ne sont pas M. Pinault et M. Bouygues qui sont suivis, mais bien les avions détenus par leurs groupes (Artémis et Bouygues) – immatriculation de société qui s’explique pour des motifs fiscaux. Dès lors, la vie privée que certains appellent à protéger ici n’est pas celle d’une personne physique, mais bien celle d’un avion détenu par une personne morale. D’ailleurs, les entreprises ont justifié les trajets polluants en invoquant les divers collaborateurs pouvant utiliser l’avion. S’il ne fait nul doute que le droit au respect de la vie privée des personnes physiques doit être garanti, il semble plus que contestable d’étendre cette reconnaissance au bénéfice d’avions détenus par des personnes morales.
Ensuite, et quand bien même l’argument du droit au respect de la vie privée (ou du droit des données personnelles d’ailleurs) pourrait valablement être invoqué, ne serait-il pas possible d’opposer l’existence d’un droit du public à l’information ? Le droit au respect de la vie privée n’est pas absolu et doit être mis en balance avec d’autres intérêts, tels que la lutte contre la corruption, le droit à l’information ou la liberté d’expression… A ce sujet, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle régulièrement à quel point « les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (10 mars 2009, Times Newspapers Ltd contre Royaume-Uni).
Dans le cas des jets privés, il semble que l’intérêt du public à recevoir ces informations soit décisif pour lui permettre de se faire une opinion sur ces multinationales. D’ailleurs, en seulement quelques semaines, le compte Twitter @i_fly_Bernard a attiré plusieurs dizaines de milliers d’abonnés.
Considérations démocratiques
L’utilisation des données des déplacements aériens se justifie à de nombreuses autres occasions. Par exemple, le compte Twitter @GVA_Watcher, alertant sur l’atterrissage ou le décollage d’avions de régimes autoritaires à l’aéroport de Genève, offre également une transparence salutaire. C’est notamment grâce à lui que des journalistes enquêtent sur les raisons poussant certains dictateurs à se déplacer pour quelques heures en Suisse ou que, en août 2018, des journalistes avaient pu déduire l’arrivée de l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika voulant dissimuler ce voyage à son peuple.
Un autre droit humain pourrait également être mis en balance avec la vie privée : celui de vivre dans un environnement « propre, sain et durable », droit récemment consacré par l’ONU. Diffuser des informations dont l’objectif est de lutter contre le dérèglement climatique justifie certainement cette éventuelle atteinte. D’autant que, comme l’a relevé le Conseil des droits de l’homme, ce sont « les plus vulnérables qui sont les plus durement touchés » par la destruction de l’environnement.
Dans tous les cas, ce n’est certainement pas une curiosité mal placée qui incite le public à s’intéresser à ces vols. Ce sont des considérations démocratiques ou de saines inquiétudes écologiques qui le poussent à vouloir s’informer. L’interdiction de communiquer sur ces sujets cruciaux apparaît disproportionnée face à une protection de la vie privée difficilement caractérisable. Cet été aura montré une chose : notre maison brûle, et certains l’observent confortablement de leur hublot.